29.

S’il veut être tout, Napoléon Bonaparte sait, en ces mois de prairial, messidor et thermidor an V (mai, juin, juillet 1797), qu’il doit associer l’audace, l’action et la prudence.

La partie qui se joue à Paris entre Barras, Reubell, La Révellière-Lépeaux, d’une part, et d’autre part les deux Directeurs, Carnot et Barthélémy, modérés, sensibles aux arguments des députés du Ventre, et même des royalistes, est feutrée.

Et autour des cinq Directeurs, grouillent les intrigants, les hommes et les femmes d’influence.

Les uns sont des clichyens souvent ouvertement royalistes, les autres modérés mais républicains se rencontrent au Cercle constitutionnel, qui ne peut plus se réunir à l’hôtel de Salm, rue de Lille.

Les députés des Conseils ont voté une disposition qui interdit les réunions politiques hors des « salons » privés !

Mais Madame de Staël, Sieyès, Benjamin Constant, Talleyrand, continuent de se voir, et même le 9 thermidor (27 juillet) organisent un grand banquet où l’on boit « à la folie des ennemis de la République, au général Bonaparte, et au Directoire » !

Et il faut compter aussi avec le président du Conseil des Anciens, Barbé-Marbois, et surtout avec le général Pichegru, président du Conseil des Cinq-Cents.

On s’observe au cours de cette longue partie d’échecs politique.

Et tout à coup, Barras dispose d’une pièce maîtresse. Le 23 juin, un courrier de Bonaparte lui remet les documents signés par d’Antraigues. Ils ne laissent aucun doute sur la trahison du général Pichegru.

Barras les communique à Reubell et à La Révellière-Lépeaux, et les trois Directeurs sont persuadés que la majorité des Conseils, et naturellement Pichegru, vont restaurer la monarchie, offrir le trône à Louis XVIII.

Et Barras décide de faire lire ces pièces accablantes à Carnot, car l’« organisateur de la victoire » est hostile à toute idée de restauration.

Carnot a souvent stigmatisé « l’alliance entre l’anarchie et le despotisme, entre l’ombre de Marat et Louis XVIII ».

 

Les triumvirs et Carnot sont donc prêts à accueillir les troupes de Hoche, qui sont, en violation de la Constitution, à quelques kilomètres de Paris, alors qu’elles doivent s’en tenir éloignées d’au moins soixante kilomètres.

Les membres des Conseils l’apprennent, protestent, dénoncent une menace de coup d’État, et contraignent Hoche à démissionner de son poste de ministre de la Guerre.

Barras n’a plus de sabre à sa disposition sinon celui de Bonaparte. Le général est populaire, et Barras sait que l’homme n’hésite pas à faire ouvrir le feu sur les royalistes.

Barras se souvient du 13 Vendémiaire et des tirs à mitraille sur la foule des sectionnaires modérés, agglutinés devant l’église Saint-Roch.

Et Bonaparte paraît disposé à agir.

Des hommes de plume à son service ont créé à Paris et à Milan de nombreux journaux, qui exaltent le général en chef de l’armée d’Italie.

« Il vole comme l’éclair, et frappe comme la foudre. Il est partout et il voit tout », lit-on dans le Courrier de l’armée d’Italie, dans Le Patriote français, La France vue d’Italie, ou le Journal de Bonaparte et des hommes vertueux.

Toutes ces publications s’opposent aux quatre-vingts journaux royalistes, où l’on dénonce au contraire « Buonaparte, bâtard de Mandrin », alors que les journaux « bonapartistes » publient les harangues du général.

« Soldats, a dit Bonaparte le 14 juillet, je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie, mais la patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommes qui ont fait triompher la nation de l’Europe coalisée sont toujours là. Des montagnes nous séparent de la France, vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle s’il le fallait pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains… »

 

Le propos est clair : l’armée d’Italie est prête à agir contre les royalistes.

Et Bonaparte demande à tous ses généraux de faire rédiger des Adresses qu’ils expédieront au nom des divisions qu’ils commandent au palais du Luxembourg.

Il faut que les Directeurs et les députés sachent que les soldats se « prononcent ».

« Il faut que les armées purifient la France », dit l’une de ces Adresses.

« Les royalistes dès l’instant qu’ils se montreront auront vécu. »

L’Adresse de la division du général Augereau est l’une des plus violentes :

« Des hommes couverts d’ignominie, saturés de crimes, s’agitent et complotent au milieu de Paris, quand nous avons triomphé aux portes de Vienne ! Ils veulent inonder la patrie de sang et de larmes, sacrifier encore au démon de la guerre civile et marchant à la lueur du flambeau du fanatisme et de la discorde arriver à travers des monceaux de cendres et de cadavres jusqu’à la liberté qu’ils prétendent immoler…

« Nous avons contenu notre indignation, nous comptions sur les lois. Les lois se taisent. Qui parlera désormais si nous ne rompons le silence ? »

Les soldats de l’armée d’Italie interpellent, menacent les députés du Ventre :

« Vos iniquités sont comptées et le prix est au bout de nos baïonnettes. »

Dans une autre de ces Adresses, le général Lannes, au nom de ses divisions, s’indigne que certains, à Paris, se « laissent intimider par une poignée de brigands. Ils ont sans doute oublié qu’il existe trois cent mille républicains qui sont prêts à marcher pour écraser ces misérables. Nous avons soumis toute l’Europe et un feu de vingt-quatre heures ne laissera pas un seul de ces brigands en France ! Nous connaissons notre force ! »

 

Porté par cette indignation de l’armée d’Italie qu’il a suscitée, Bonaparte écrit aux Directeurs :

« Il est imminent que vous preniez un parti ! Je vois que le club de Clichy veut marcher sur mon cadavre pour arriver à la destruction de la République. On dit “nous ne craignons pas ce Bonaparte, nous avons Pichegru”. N’est-il plus en France de républicains ? Il faut demander qu’on arrête ces émigrés, qu’on détruise l’influence des étrangers. Il faut exiger qu’on brise les presses des journaux vendus à l’Angleterre, plus sanguinaires que ne le fut jamais Marat. »

Et il est vrai que depuis la Suisse où depuis plusieurs années il a pris ses quartiers, l’agent anglais Wickham augmente les subsides qu’il verse aux royalistes, aux députés du Ventre. Il propose une somme de un million deux cent mille francs, immédiatement, à laquelle s’ajouteront deux cent cinquante mille francs attribués chaque mois. Mais Pichegru, approché, refuse, n’acceptant que quatre rouleaux de cinquante louis d’or.

Il estime que rien ne presse, qu’on peut attendre les prochaines élections qui balaieront naturellement les républicains.

 

Pichegru et les clichyens ne mesurent pas la détermination de Barras et de Bonaparte.

Les ministres clichyens ont été chassés du gouvernement, remplacés par des ministres républicains, issus du Cercle constitutionnel.

Talleyrand, qui le fréquente, devient ministre des Affaires étrangères, malgré les réserves de Barras qui s’inquiète déjà de voir « Talleyrand mettre au Luxembourg son pied boiteux ».

Il sait que l’ancien évêque qui avait célébré sur le Champ-de-Mars la messe lors de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, « a tous les vices de l’ancien et du nouveau régime », comme le dit Madame de Staël.

Mais l’homme corrompu est habile, mêlant la prudence à l’audace, fourmillant d’idées comme celles qu’il soumet le 3 juillet (15 messidor) à l’institut de France, proposant qu’on prépare la conquête de l’Égypte pour remplacer Saint-Domingue qui est en pleine insurrection.

Et Talleyrand, fervent partisan de Bonaparte, insiste auprès de Barras pour que l’on fasse appel à lui, puisque Hoche a dû quitter son poste et Paris.

 

Mais Bonaparte ne veut pas que son nom soit souillé par cette « guerre de pots de chambre » qui se déroule à Paris.

Les affrontements dans les salons entre clichyens et constitutionnels ne sont pas dignes de lui. De même les rixes qui, chaque jour, opposent au Champ-de-Mars les militaires aux jeunes gens qui portent un collet noir ne peuvent que ternir sa légende.

Le vainqueur de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, le général victorieux, faiseur de paix, peut-il être mêlé à la « querelle des collets noirs » ?

« J’ai vu les rois à mes pieds, dit-il, j’aurais pu avoir cinquante millions dans mes coffres… »

Devant Berthier, son chef d’état-major et son confident, Bonaparte ajoute :

« Un parti lève la tête en faveur des Bourbons. Je ne veux pas contribuer à son triomphe. Les Français, il est vrai, n’entendent rien à la liberté. Il leur faut de la gloire, des satisfactions de vanité. Je veux bien un jour affaiblir le parti républicain mais je ne veux pas que ce soit au profit de l’ancienne dynastie, définitivement, je ne veux pas du rôle de Monk qui rétablit la monarchie en Angleterre après Cromwell, je ne veux pas le jouer et je ne veux pas que d’autres le jouent. »

Bonaparte ne joue qu’à son profit.

C’est le général Augereau qui va gagner Paris, à la tête de cinq mille hommes et dans ses bagages un coffre contenant trois millions pour Barras.

Le Directoire va nommer ce fils de maçon qui a servi dans les armées russe et prussienne avant de déserter pour s’enrôler dans la garde nationale, commandant de la 17e division militaire dont dépend Paris.

Il arrive dans la capitale le 7 août 1797 (20 thermidor an V). Et il écrit aussitôt à Bonaparte :

« Je promets de sauver la République des agents du Trône et de l’Autel. »

Le courrier qui porte ce message à Bonaparte est chargé d’une missive de La Valette.

L’aide de camp conseille à Bonaparte de ne pas se compromettre dans les répressions qui se préparent à Paris.

« Les papiers d’Antraigues, écrit La Valette, seront le prétexte à la répression et le coup de grâce. Les victimes sont déjà désignées. On imprime déjà secrètement la confession de D’Antraigues prouvant la trahison de Pichegru. Des affiches seront posées sur les murs dénonçant le complot de l’étranger. »

Et selon La Valette, Augereau fait tinter ses éperons sur les marches du palais du Luxembourg, déclarant, le poing serré sur le pommeau de son sabre :

« Je suis arrivé pour tuer les royalistes… La pureté et le courage de mes soldats sauveront la République du précipice affreux où l’ont plongée les agents du Trône et de l’Autel. »

 

Dans le château de Passariano, proche de Campoformio, Napoléon Bonaparte, loin du théâtre où va se jouer la pièce qu’il a mise en scène, attend.

Aux armes, citoyens !
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